Décryptage.
Vous avez peut-être vu passer l’information : le fonds souverain norvégien (NBIM) a annoncé début 2025 qu’il incitera désormais les entreprises dans lesquelles il est investi à respecter le bien-être animal. Une initiative saluée par les défenseurs des droits des animaux et en particulier par l’Alliance norvégienne pour la protection animale à l’origine d’une campagne intense entamée il y a plusieurs années.
Même si l’approche de l’Agence Symbiocène est bien plus large que le seul bien-être animal, nous avons voulu en savoir plus.
Quelles vont être les conséquences de cette annonce, pour les entreprises comme pour les animaux ?
Nous avons posé la question à Adil Benmakhlouf, associé au sein d’un fonds d’investissement français en capital croissance, et bénéficiant de près de 15 ans d’expérience dans le capital investissement.
Soucieux de comprendre comment utiliser la finance comme un levier d’action, Adil a rejoint la promotion du Diplôme Universitaire Animaux et société (Rennes 2) dans lequel Anne-Laure Meynckens, associée de l’Agence, enseigne.
Quelles sont les caractéristiques de ce fonds ?
Avec un capital de 1,700 milliards d’euros, ce fonds souverain norvégien (NBIM) recueille les revenus pétroliers et gaziers de l’État norvégien. Il a pour mission de faire fructifier la richesse nationale en vue de financer les dépenses de l’État-Providence quand les gisements d’hydrocarbures du pays seront taris. A lui seul, NBIM détient 1,5% de la totalité des sociétés cotées en bourse dans le monde, faisant naturellement de lui le premier investisseur mondial en actions de sociétés cotées en bourse.
Que demande réellement ce fonds d’investissement aux entreprises dont il est actionnaire ?
Le fonds demande aux entreprises de se conformer au code sanitaire pour les animaux terrestres publié par l’Organisation mondiale de la santé animale. Ce code énonce une série de recommandations visant à protéger les animaux contre la faim, la soif, la peur, la détresse, la douleur, la maladie, les blessures ou l’inconfort.
Si l’inclusion officielle de critères liés à la protection et au bien-être animal est inédite, NBIM avait déjà par le passé exclu des entreprises de son portefeuille d’investissement pour des raisons liées au traitement des animaux.
Quelles étaient les raisons de ces exclusions ?
En octobre 2021, 4 sociétés chinoises opérant dans le secteur de la médecine traditionnelle ont été exclues du portefeuille car elles fabriquaient des médicaments contenant des espèces menacées dans leurs ingrédients, notamment des os de léopard, des écailles de pangolin, des cornes d’antilope saïga et des glandes musquées du cerf porte-musc.
Le conseil d’éthique du fonds avait justifié sa recommandation d’exclusion en soulignant que l’utilisation d’espèces animales menacées dans les produits de la médecine traditionnelle chinoise pourrait contribuer au commerce illégal de la faune sauvage et accroître le risque d’extinction. Il avait également exprimé son inquiétude quant au fait que les entreprises ne fournissaient pas d’informations sur l’origine des parties animales utilisées, ni sur leur intention de remplacer les parties d’espèces menacées par d’autres ingrédients.
La motivation principale était donc le fait que les espèces étaient catégorisées comme menacées par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et inscrites à l’Annexe I de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES). La souffrance animale n’avait nullement été mentionnée.
Cette décision du fonds souverain est-elle une surprise ?
Il s’agit d’une étape attendue, dans le sillage de l’émergence des investissements socialement responsables.
Depuis une dizaine d’années, sont apparus, principalement en Europe, les investissements dits durables ou ESG (pour environnement, social et gouvernance). L’objectif de ces financements est de prendre en compte, aux côtés des critères financiers traditionnels (profitabilité, rendement), des critères extra-financiers dans l’analyse des sociétés dans lesquelles investir.
Selon le cabinet d’audit PwC, les fonds ESG (prenant en compte des critères extra-financiers dans leurs choix d’investissement) pourraient tutoyer les 10,000 milliards d’euros d’encours fin 2025 en Europe soit près de la moitié des encours totaux des fonds du continent.
Une étude menée récemment sur la prise en compte du bien-être animal dans les critères ESG en Europe a démontré que sur 636 critères d’analyse étudiés, un seul était spécifique au bien-être animal.
C’est en ce sens que cette annonce du fonds souverain norvégien peut être perçue comme l’amorce d’un changement de paradigme. A défaut de venir des gouvernements ou du complexe animalo-industriel, le changement pourrait émaner de certains actionnaires de taille mondiale.
NBIM utilise le dialogue actionnarial pour améliorer la qualité extra-financière de son portefeuille. Au total, 3,313 rencontres ont été conduites auprès des entreprises au cours de l’année 2024. Le fonds a mené des dialogues sur le climat avec 480 entreprises. En ce sens, il s’agirait d’agir au cœur même du capitalisme financier en utilisant ses propres leviers pour contraindre les multinationales à se transformer afin de continuer à avoir accès aux financements mondiaux.
Quelle influence aura cette décision dans le secteur financier mondial ?
En tant que premier fonds souverain au monde, tout en étant attentif à certains critères extra-financiers, NBIM jouit d’une grande influence dans le secteur financier mondial à deux égards.
Tout d’abord, NBIM a dressé une liste de sociétés qu’il exclut de son portefeuille d’investissement. Cette liste publique interdit au fonds d’investir ou de rester actionnaire dans des entreprises dont les secteurs sont jugés nuisibles, comme le charbon, le tabac et certains types d’armes. Cette liste noire couvre actuellement 107 entreprises, dont Airbus, Safran, Boeing ou British American Tobacco.
De nombreux investisseurs mondiaux, qui souhaitent mettre en place une politique extra-financière mais qui n’ont pas les moyens humains de NBIM, appliquent cette liste d’exclusion pour leurs portefeuilles. Il y a ainsi un effet de levier important à ce que NBIM ajoute une entreprise à sa liste noire, car ce seront des dizaines d’investisseurs dans le monde, représentant des milliers de milliards d’euros qui n’investiront plus dans l’entreprise en question.
Pour le moment, les nouveaux critères liés au bien-être animal ne sont pas inclus dans les lignes directrices éthiques du fonds qui régissent les exclusions. Ces dernières ne prennent en compte que des critères liés au climat (dont la biodiversité, et donc indirectement les espèces en voie de disparition comme illustré précédemment) et au charbon.
En plus de sa propre liste d’exclusion utilisée par des dizaines d’investisseurs dans le monde, NBIM confie une partie de la gestion de son capital à des gestionnaires externes spécialisés. Cela concerne près de 100 milliards d’euros confiés à certains des investisseurs les plus importants au monde tels que Blackrock (10,000 milliards de dollars sous gestion) ou Schroders (1,000 milliards de dollars sous gestion), ces derniers devant se plier à la politique d’investissement énoncée par NBIM.
Par ce biais, ces géants mondiaux de l’investissement peuvent être sensibilisés et être amenés à déployer des stratégies d’investissement prenant en compte des critères extra-financiers, bien que ces derniers resteront circonscrits à l’argent géré pour le compte de NBIM. En bout de chaine, ce sont donc des sommes considérables qui peuvent être désinvesties de certaines sociétés cotées en bourse pour des raisons extra-financières, provoquant ainsi une chute du cours de bourse.
Le cours de bourse étant l’indicateur principal surveillé par les dirigeants, on comprend aisément l’intérêt que ces derniers auront à prendre en compte les demandes de leurs actionnaires.
L’éthique est-elle à l’origine de cette décision, ou les motivations restent-elles économiques ?
Cette décision relève d’une logique consumériste, et non pas morale.
Les nouveaux critères liés à la prise en compte du bien-être animal ne font pas donc pas partie des lignes directrices éthiques de NBIM, mais ont été inclus dans l’un des documents de recommandations à l’attention des entreprises dans lesquelles NBIM est investi. Il s’agit d’un engagement moins contraignant que la liste d’exclusion. NBIM publie et met à jour 9 documents de recommandations : changement climatique, droits de l’homme, gestion de l’eau, durabilité des océans, degré de corruption, biodiversité et écosystèmes, intérêts des consommateurs, capital humain et transparence. De façon contre-intuitive, le bien-être animal a été intégré à la catégorie « intérêts des consommateurs ».
En préambule de ce document, NBIM explique qu’en tant qu’investisseur diversifié et global, la prise en compte des intérêts des consommateurs dans la stratégie d’entreprise et la gestion des risques est alignée avec la création de valeur à long terme au sein des entreprises de leur portefeuille et par conséquent avec le rendement financier sur le long terme.
Il est donc intéressant de noter que lorsqu’il s’agit de biodiversité (espèces en voie de disparition), les investisseurs acceptent de recourir à des arguments moraux (il est immoral de participer à l’extinction d’une espèce en étant actionnaire d’une entreprise impliquée dans le trafic d’animaux en voie de disparition). En revanche, lorsqu’on aborde l’industrie agro-alimentaire, c’est le risque économique sous-jacent qui prévaut sur les souhaits de changements.
Il s’agirait alors de répondre aux attentes sociétales ?
Oui. NBIM explique dans son document de recommandations concernant l’intérêt des consommateurs :
« Une approche responsable et une prise en compte opportune des intérêts des consommateurs à un niveau stratégique peuvent aider les entreprises à gérer des risques importants et à saisir de nouvelles opportunités commerciales. Les impacts des entreprises sur les consommateurs varient considérablement selon les secteurs, les modèles économiques et les marchés. Par exemple :
- Les entreprises du secteur agro-alimentaire qui ne garantissent pas la sécurité́ alimentaire peuvent entraîner des répercussions majeures sur la santé des consommateurs, tout comme leurs décisions concernant les gammes de produits, les ingrédients et le marketing.
- Le manque de considération pour le bien-être animal dans l’approvisionnement des produits peut avoir un impact négatif sur la demande des consommateurs. »
Quels animaux sont concernés par cette annonce ?
Cette recommandation se limite aux animaux terrestres, il n’est fait nullement mention des animaux marins. Et pour cause, la Norvège est le premier pays non-asiatique en termes d’élevage de poissons avec plus d’1 million de tonnes de poissons d’élevage produits par an – essentiellement du saumon – pour un chiffre d’affaires global de 10 milliards d’euros soit plus de 2% du PIB norvégien, et 40,000 emplois soit 1,5% des personnes en activités.
De la même manière, en tant que 4e exportateur de gaz naturel au monde et 8e exportateur de pétrole, il n’est pas étonnant de constater que la Norvège a exclu les entreprises produisant du charbon dans sa charte éthique, mais nullement les entreprises exploitant des énergies fossiles présentes dans les sous-sols norvégiens.
Ce sont donc avant tout les intérêts économiques nationaux qui priment et il est fort à parier que si la Norvège avait été un pays d’élevage d’animaux non humains terrestres, la prise en compte des intérêts de ces derniers n’aurait jamais été discutée.
Quels enseignements tirer pour la cause animale ?
Cette décision du fonds souverain norvégien illustre l’importance du travail d’influence auprès des organisation internationales (telles que l’Organisation mondiale de la santé animale) qui vont définir des normes sur lesquelles s’appuieront les investisseurs mondiaux.
Elle rappelle également que pour convaincre les multinationales de se transformer, il faut être en mesure de leur démontrer que cela va de pair avec leurs intérêts économiques. Au vu des gigantesques montants en jeu, la cause animale ne pourra pas se détourner de ce combat.
Pour convaincre les investisseurs financiers mondiaux de prendre en compte les intérêts des animaux non humains dans leurs politiques d’investissements, il est vain de recourir à des arguments moraux. Il faut les convaincre qu’ils pourront gagner beaucoup d’argent… ou ne pas en perdre.

Adil Benmakhlouf, associé au sein d’un fonds d’investissement français en capital croissance.